Droit d’auteur et Internet : la répression graduée est en marche

Si des deux côtés de l’Atlantique le volet répressif n’apparaît pas comme une fin en soi, il reste pour l’heure un moyen de dissuasion et de sensibilisation des internautes adeptes du téléchargement illégal. Les procès pour l’exemple et le système de riposte graduée sont ainsi sensés décourager l’internaute lambda de pirater des œuvres.

Lawrence Lessig, professeur de droit à l’université de Stanford et défenseur de la liberté sur Internet, décrit ce phénomène à travers le « principle of bovinity »[1]. Tout comme les vaches n’essaient pas de lutter contre les minuscules barrières de fil électrique qui les encerclent, la majorité des gens ne luttera pas contre les restrictions sur Internet, si dérisoires soient-elles.

Guerre 1.0 : échec de la stratégie des procès pour l’exemple

Dans cette optique de dissuasion, l’industrie du contenu se lance dans une « guerre » pour lutter contre le piratage et protéger le droit d’auteur, guerre que les gouvernements rejoignent, influencés par les lobbies de l’industrie culturelle. Dans cette suite de procès pour la lutte contre le téléchargement de fichiers protégés par le droit d’auteur sur les réseaux P2P, on peut citer par exemple celui de Jammie Thomas, obligée en juin 2009 de s’acquitter d’une amende d’environ deux millions de dollars pour avoir partagé vingt quatre morceaux de musique sur Kazaa, c’est-à- dire 80 000 dollars par chanson.

Aujourd’hui, les promoteurs de la méthode forte estiment que les actions légales ont refroidi les ardeurs des pirates, avec une timide mais réelle évolution des comportements des internautes, prêts pour 28 % à payer pour télécharger, selon les statistiques d’Eurostat. Pourtant, malgré ces procès pour l’exemple, le niveau du piratage ne baisse pas. Il semble même devenir de plus en plus « sexy » et les ventes de CD et DVD continuent de chuter. Rien de surprenant à ce que la RIAA annonce fin 2008 l’arrêt des plaintes déposées par milliers depuis 2003 contre les utilisateurs de logiciels de P2P[2].

Guerre 2.0 : changement de tactique vers un système de représailles échelonné

Les gouvernements s’orientent alors vers une autre tactique. Plutôt qu’une attaque massive contre les internautes téléchargeurs, avec pour seul effet celui de détruire l’image de marque des majors, la riposte graduée apparaît plus adapter, pour frapper de façon plus légère mais plus systématique.

Dans le jargon militaire américain, la doctrine de la riposte graduée renvoie au besoin de « disposer de moyens pour mener des représailles douloureuses pour l’ennemi contre n’importe quelle attaque »[3]. Le système de réponse graduée prévoit un échelonnement des sanction pour le téléchargement pirate de fichiers via les systèmes d’échange en P2P : envoi dʼun message dʼavertissement, en cas de récidive, envoi dʼun second message, puis suspension de lʼabonnement.

Le gouvernement français est un pionnier dans lʼinstitutionnalisation de la riposte graduée. Ainsi, lʼindustrie cinématographique américaine attend de la France des « premiers pas » officiels afin dʼouvrir la voie à des solutions graduées et efficaces ailleurs dans le monde.

Hadopi 1.0 : débuts difficiles pour la répression graduée à la française

Déjà proposé en 2006, lors du vote de la loi DADVSI, le système de riposte graduée avait laissé la place à des peines de prisons pour les téléchargements commis à l’aide de logiciels d’échange P2P. L’ARP (Société civile de perception et de répartition des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs) et la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques) regrettent alors « lʼabandon dʼune réponse graduée au téléchargement illicite, remplacée, selon eu, par « une répression massive »[4] ».

Trois ans après, face à lʼéchec relatif de lʼapplication de la loi DADVSI qui nʼa pas réussi à endiguer le téléchargement illégal (les statistiques dʼEurostat montrent que 60 % des 16-24 ans ont téléchargés des contenus audiovisuels sur Internet en 2009 sans payer), la riposte graduée refait surface avec le projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (« Création et Internet »).

Issu des accords Olivennes de novembre 2007, le projet de loi est basé sur les travaux de la commission dʼétude sur le téléchargement, présidée par Denis Olivennes, alors PDG de la Fnac et auteur de lʼouvrage La gratuité cʼest du vol. Lʼaccord tripartite, signé par lʼÉtat, les professionnels de lʼaudiovisuel, du cinéma, de la musique et les FAI, prévoit la mise en place dʼune autorité administrative chargée de superviser la lutte contre le téléchargement pirate, avec en contrepartie

la fin des DRM sur les catalogues de la production musicale française ainsi que lʼalignement de la sortie des films en VOD sur celle des DVD (six mois après la sortie en salle, contre sept et demi auparavant).

Rebaptisé « Hadopi », du nom de lʼautorité administrative en charge de la riposte graduée (haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), le projet de loi instaure une procédure en trois temps : un message électronique est adressé à lʼabonné ayant manqué à son obligation de veiller à ce que sa connexion ne soit pas utilisée à des fins illicites ; en cas de réitération du comportement, une seconde recommandation sous forme de lettre de recommandation est adressée; puis une sanction sous la forme dʼune suspension de lʼabonnement pour une période de deux mois à un an. Les ayants droit signalent les infractions à lʼHadopi, qui décide des sanctions à appliquer selon chaque cas, avec lʼappui des fournisseurs dʼaccès à Internet. Cʼest la politique des radars automatiques sur la route, appliquée au P2P.

Hadopi 2.0 : utopies et désillusions de la riposte graduée

Sʼen suit une bataille politique, qui se solde en juin 2009 par la censure partielle du projet de loi par le Conseil constitutionnel, qui rappelle que le pouvoir de restreindre l’exercice, par toute personne, de son droit de s’exprimer et de communiquer librement ne peut incomber qu’au juge et que le principe de présomption d’innocence doit prévaloir. Par ailleurs, les critiques dénoncent une loi liberticide, qui va à lʼencontre du principe de neutralité du net du Parlement européen. Lʼamendement Bono du Paquet Telecom, stipulant « qu’aucune restriction ne peut être imposée aux droits et libertés fondamentaux des utilisateurs finaux sans décision préalable des autorités judiciaires » apparaît ainsi comme un obstacle à la mise en application de la riposte graduée en France.

En outre, le projet de loi Hadopi apparaît techniquement inapplicable, facilement contournable et déjà obsolète avec notamment lʼévolution incessante du cryptage et des réseaux privés virtuels (VPN). Par ailleurs, lʼadresse IP, qui permettrait à lʼHadopi dʼidentifier les contrefacteurs, ne semble pas une preuve suffisante. Ainsi, dans un jugement rendu en juin 2009, la justice italienne admet quʼ« une adresse IP pouvait éventuellement permettre dʼidentifier la connexion à Internet utilisée, mais pas lʼauteur du téléchargement. Or en matière pénale, seul lʼauteur de la contrefaçon peut être condamné ».

Le gouvernement opte alors pour la promulgation des cinq articles non censurés. La loi « Hadopi 2 » prévoit désormais que les agents de lʼHadopi soient dotés de prérogatives de police judiciaire et quʼun système dʼamende, éventuellement assorti d’une suspension de l’accès à Internet, soit mis en place. Le loi sera donc à nouveau soumis au vote à lʼAssemblée nationale le 15 septembre 2009, pour ensuite passer devant une commission mixte paritaire (sept députés, sept sénateurs) afin dʼétablir une version commune du projet de loi, examiné selon la procédure d’urgence.

Lʼaprès Hadopi : la vérité est ailleurs…

Le discours du gouvernement français révèle de nombreuses zones dʼombre. Pour commencer, lʼargumentaire du gouvernement pour justifier lʼurgence et lʼampleur des mesures est remis en question. Ainsi, lʼassociation de consommateurs UFC-Que Choisir rappelle lʼorigine douteuse des chiffres cités par la ministre de la Culture, Christine Albanel, lors de la première lecture du projet de loi Création et Internet : « un milliard de fichiers piratés ». Un chiffre impressionnant qui sʼappuie sur une étude du cabinet GfK comportant des failles. Le responsable de GfK, Laurent Donzel, explique pour une telle étude, « on fait appel à la mémoire de lʼintéressé, et les inerviewés minimisent souvent le poids réel du téléchargement. Pour compenser, on extrapole et on multiplie les résultats par douze[5] ».

Lʼassociation sʼinterroge par ailleurs sur le fait de citer des expériences étrangères de pays qui nʼont jamais mis en place la riposte graduée. Car tous les pays dʼabord séduits par la mise en place dʼune riposte graduée ont peu à peu abandonné lʼidée, et isolé toujours un peu plus la France. Aux États-Unis, la RIAA cherche encore des fournisseurs dʼaccès prêts à collaborer avec elle à lʼenvoi de messages dʼavertissements aux internautes. En Norvège, non seulement les FAI ont refusé de suivre les ordres intimés par lʼindustrie musicale, mais en plus le ministre norvégien de lʼÉducation et de la Recherche sʼoppose à la riposte graduée. Au Royaume-Uni, après le rejet de la réponse graduée, un amendement a été déposé en août 2009, recommandant le principe de la suspension de lʼaccès Internet aux pirates les plus actifs.

Le but premier du projet de loi, celui de lutter contre un manque à gagner des ayants droit, est également remis en cause. Comme le montre Maitre Eolas, avocat au barreau de Paris et auteur d’un blog juridique, la loi est contraire à lʼintérêt des artistes. « En lʼeffet, lʼordonnance pénale suppose que la victime ne demande pas de dommages-intérêts [...]. Donc les ayants droit ne pourront pas demander réparation de leur préjudice. Ils doivent sacrifier leur rémunération à leur soif de répression[6]. »

En outre, lʼenjeu de la riposte graduée semble aller au delà du simple affrontement entre Anciens et Modernes, adeptes dʼun état de droit et libertaires. Au lieu de cela, les pressions pour la modification de la législation du droit dʼauteur semblent être le résultat dʼun affrontement entre puissances industrielles et commerciales. Dʼun côté, les industries culturelles et médiatiques, dont le modèle économique repose sur la production de contenus attrayants pour le public. Et face à elles, les industries des télécommunications, de lʼinformation et dʼInternet, qui récoltent tous les fruits du boom du réseau et encouragent les internautes à échanger tous types de contenus sur le réseau.
La riposte graduée renouerait donc avec le fantasme dʼune police du net dévouée aux majors, comme le dénonce le député socialiste Christian Paul. Reste à voir si la législation peut et va réussir à encourager lʼoffre légale tout en préservant lʼinnovation technologique et les libertés individuelles.

  1. LESSIG Lawrence, Code: Version 2.0, New York: Basic Books, 2006, p. 73. [retour]
  2. Voir : ROETTGERS Janko, « Why the End of the RIAA Lawsuits Won’t Change Anything », NewTeeVee, December 19, 2008. [retour]
  3. Wikipedia : Riposte Graduée. [retour]
  4. (AFP), « A la une : Droits d’auteurs : les opposants consternés par la censure constitutionnelle », ZDNet.fr, 28 juillet 2006. [retour]
  5. FABRE Clarisse, « Un rapport non diffusé relance les critiques sur la loi anti-piratage », Le Monde.fr, 7 novembre 2008. [retour]
  6. Eolas, « HADOPI 2 : le gouvernement envisage le recours à l’ordonnance pénale », Blog, Journal d’un avocat, 18 juin 2009. [retour]


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1 commentaires pour cet article

  1. gateway

    Le P2P n’est pas gratuit . Il faut payer une connexion internet, payer l’électricité pour faire fonctionner l’ordinateur, et payer aussi les CD ou les DVD si on souhaite graver les fichiers que l’on a récuperés . Le cout est simplement moindre que d’acheter les produits dans un cadre légal . Mais que font donc les entreprises, en particulier dans le secteur informatique, en allant fabriquer leurs produits en Chine . Est-ce par amour des Chinois ou pour diminuer fortement leurs coûts de fabrication .
    Le P2P entre dans un système normal de concurrence, et les moyens pour le freiner sont ceux que n’importe quelle entreprise doit mettre en oeuvre pour gagner des parts de marché . Baisser le prix des produits et offrir une plus grande diversité dans le choix de ces mêmes produits . Là, l’offre légale est plutôt ridicule par rapport à ce que l’on trouve en P2P, et le prix de vente des CD et des DVD est exorbitant par rapport au coût de fabrication .
    Le coût d’un film, par exemple, est largement couvert par les entrées en salle et les droits de passage à la télévision . Le graver sur un DVD ne coute que le prix de fabrication de ce même DVD, c’est-à-dire quelques centimes . Avec un produit vendu 25 euros, ça laisse une marge que beaucoup de gens trouvent sans doute exagérée .

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