Jean-François Julliard, secrétaire général de Reporters sans frontières, avec la collaboration du bureau Internet et Libertés, ont eu la gentillesse de répondre à une longue interview, suite au classement publié par RSF dans lequel la place de la France a sévèrement chuté.
RWW : La France a chuté dans le classement annuel établi par RSF, quelle part l’attitude du gouvernement Français vis à vis d’internet a pris dans ce mauvais résultat ?
Une petite part, car les principaux problèmes en France sont les interpellations de journalistes, les perquisitions et l’interventionnisme d’officiels dans les médias publics et privés. Mais également les violences contre les journalistes en banlieue ou lors de conflits sociaux.
RWW : Comment, chez RSF, avez vous pris en compte au fil des années l’attitude des gouvernements face à internet pour réaliser un tel classement ?
Nous suivons la question depuis la création d’un bureau Internet et Libertés au sein de RSF, il y a maintenant sept ans. Nous sommes vigilants et la récente loi Hadopi et les autres textes liés aux problèmes sécuritaires nous posent de réels problèmes.
Il est nécessaire de suivre avec attention les questions légales, qui ne sont pas toujours très transparentes, mais également l’action, par exemple, de responsables locaux ou d’entreprises qui tentent de faire pression sur les blogueurs.
RWW : Ce classement a été établi avant l’adoption de la loi Hadopi, désormais votée et validée par le Conseil Constitutionnel, peut on s’attendre à un plus mauvais résultat dans le classement de l’année prochaine ?
Cela aura évidemment une influence, mais nous craignons avant tout la manière dont l’autorité va appliquer la loi. C’est pour cela que nous devons rester vigilants.
RWW : Comment jugez-vous le dénigrement quasi systématique d’internet par le personnel politique Français ?
Internet est un mode révolutionnaire de communication depuis sa naissance, et il continue de l’être. Son extension, sa rapidité croissante, ses modalités d’exercice (on parle du Web 2.0.) sont telles qu’elles permettent une communication publique en marge des modes traditionnels beaucoup plus faciles d’appréhension.
En effet, les médias traditionnels semblent d’étendue limitée, finie, de telle sorte qu’il est possible, théoriquement, de voir humainement tout ce qui se passe.
Au contraire, pour Internet, il est réellement impossible humainement de voir tout ce qui s’y passe, tout ce qui s’y dit. Cette conception infinie peut donner le tournis, notamment avec la vitesse à laquelle les informations, vraies ou fausses, circulent. Et c’est ce qui fait peur, cette impression de ne pouvoir rien y contrôler.
Le gouvernement français a longtemps maintenu un monopole sur la télévision ( là où d’autres Etats européens avaient dépassé ce stade), de même pour la radio. On note une concentration des médias aux mains de certains grands magnats de la presse.
Il y a donc longtemps eu en France une conception bien rangée des médias, et le droit de la communication définit la liberté d’expression selon chaque média, selon leur potentiel de communication. Plus ce potentiel est grand, plus on remarquera de contraintes techniques et juridiques.
Le problème avec Internet, c’est qu’une fois l’accès payé et obtenu, les tentatives de contrôle ou de restriction s’avèrent techniquement vaines. S’il est impossible de contrôler un média, la volonté est forte de vouloir l’interdire pour empêcher les dérives. C’est ce qui se passe en réalité avec la loi HADOPI.
En ce qui concerne le personnel politique français, le raisonnement peut être le même. Internet est un formidable forum de débats et de critiques en tout genre, totalement incontrôlable et évoluant sans cesse.
La classe politique ne peut pas poursuivre tous les internautes, afin de faire juger d’éventuels abus de la liberté d’expression. D’abord parce qu’il est presque impossible de tous les repérer, ensuite parce qu’ils seraient trop nombreux. Le personnel politique dénigre ce qu’il ne contrôle pas.
RWW : Les différentes loi de censure de type Loppsi (passant directement par une autorité administrative, sans juge, et avec le secret sur les sites censurés) est elle une atteinte grave à la liberté d’expression ? Pourquoi ?
La liberté d’expression fait partie des droits fondamentaux. Les normes constitutionnelles (et même conventionnelles en la matière) exigent que toute restriction qui les concerne, de près ou de loin, doit être prévue par la loi et/ou appliquée par un juge.
Dans les deux cas, un équilibre doit être respecté par le législateur ou le juge : la restriction ne doit pas porter atteinte à la liberté de telle manière que cette dernière est anéantie. C’est cette exigence de proportionnalité qui permet à une restriction d’être prévue et appliquée.
En aucun cas une autorité administrative ne peut décider de faire cette appréciation, car les infractions qui permettent une restriction à une liberté ne peuvent être décidées que par la loi.
Par exemple, lorsque la police décide d’expulser quelqu’un, il y a atteinte au droit de propriété, à une vie dans des conditions décentes et à la vie privée. Mais cette restriction est permise par la loi qui a décidé que dans tels cas précisément définis, et autorisée par le juge préalablement, la police peut intervenir, dans des conditions qui permettent à ces droits fondamentaux de ne pas être totalement anéantis. Ce n’est pas la police qui a décidé dans quel cas elle pouvait intervenir, il s’agit là d’une compétence liée.
Dans le cadre d’une compétence discrétionnaire, la marge de manœuvre est plus large : la police peut décider de l’opportunité d’intervenir, mais là encore dans le cadre des lois qui ont prévu les infractions et les restrictions possibles. De même, le juge administratif peut être saisi dans l’urgence pour vérifier que la police ne porte pas une atteinte disproportionnée à une liberté.
En ce qui concerne la liberté d’expression, la règle est encore plus stricte : seul le juge peut autoriser une restriction à cette liberté.
Le principe du juge en France est celui de la collégialité. En ce qui concerne les libertés, et notamment la liberté d’expression, le juge est obligatoire. Toute décision ou action qui viendrait réprimer un abus de la liberté d’expression ne peut être édictée ou autorisée que par un juge.
Dans le cas contraire, cela constituerait une violation des normes constitutionnelles. C’est pourquoi la loi HADOPI avait été censurée le 10 juin 2010. C’est pourquoi nous pensons que la loi HADOPI 2 y contrevient toujours car le juge prévu par la procédure simplifiée de l’ordonnance pénale ne pourra véritablement statuer souverainement sur une question qui aura été débattue par une autorité administrative.
Au vu du nombre d’affaires qu’il aura à juger, il ne pourra accorder un véritable examen judiciaire à chacun et risque de se contenter de valider la décision de la HADOPI. Cela revient, en fait, à une absence de juge.
Quant au secret des sites censurés, il y a effectivement un risque d’arbitraire : le manque de transparence ne permet pas de vérifier que seuls les sites de téléchargement illégal sont sanctionnés. De même pour la LOPPSI avec les sites pédopornographiques. Si certains documents, en France, bénéficient du secret au nom de la raison d’Etat, de la protection de la sécurité nationale ou de la vie privée, ce n’est pas le cas des sites visés. Il n’y a donc pas de raison de les tenir au secret.
En conséquence, il y a bien une atteinte illégitime à la liberté d’expression par la loi HADOPI 2.
Quant à la LOPPSI, elle est encore en examen, nous en saurons plus dans les mois à venir.
RWW : Comment lutter, dès lors, contre des contenus clairement répréhensibles tels que les contenus pédopornographiques ?
Vouloir lutter contre la pédopornographie est parfaitement légitime et a pour but la protection du droit des enfants ainsi que la protection du droit à la dignité et la sécurité. C’est un but légitime qui justifie une restriction à certaines libertés fondamentales.
Toutefois, encore une fois, cette restriction doit être absolument nécessaire et adaptée au problème pour atteindre effectivement le but recherché. Ainsi, seules certaines libertés pourront être limitées dans une telle recherche, et les restrictions à ces libertés devront être indispensables pour atteindre la protection des enfants.
Cela signifie que d’autres méthodes ne peuvent être prises, ou que d’autres méthodes s’avéreraient beaucoup moins efficaces.
Le législateur dispose en la matière d’une certaine marge de manœuvre correspondant à l’opportunité politique que le Conseil Constitutionnel se refuse d’examiner (jurisprudence constante du Conseil).
Pour savoir si la LOPPSI sera efficace contre la pédopornographie en ligne, il faut voir avec quelle technique les sites illicites seraient visés et sanctionnés. S’il s’agit d’un filtrage par mots clefs, il y a de fortes chances pour que cette technique échoue, comme cela a déjà été démontré pour plusieurs filtrages dans d’autres pays.
Ainsi, des sites non illicites pourraient être filtrés : ex, un site qui parle de la sexualité infantile, phénomène psychologique des enfants pendant la période du complexe d’Œdipe et entre eux lors de la découverte de l’autre sexe.
S’il s’agit d’un blocage des sites en questions, le risque de bloquer d’autres sites par erreur disparaît, pour laisser la place à un risque d’arbitraire des autorités administratives qui s’en chargeraient. D’autant plus si aucun juge n’intervient dans le processus, ce qui est clairement contraire à la liberté d’expression et aux principes fondamentaux.
Même dans ce cas, pour un site bloqué, dix autres se créeraient, indécelables avant longtemps.
La solution de filtrage ou blocage des sites web est donc inadaptée, et inefficace. Il serait donc logique de ne pas adopter une telle loi qui en réalité ne ferait que porter une atteinte à la liberté d’expression car la restriction est injustifiée.
Cela signifie-t-il qu’il ne faut pas tenter de réglementer le problème sur Internet ? Non. Mais il faut employer la bonne méthode.
RWW : Quelle est-t-elle ?
Il est possible de traquer les sites pédopornographiques pour localiser les personnes responsables et les poursuivre en justice. Cela demande évidemment de grandes ressources financières et logistiques, bien plus que la solution de facilité de la LOPPSI. Puis, il faudrait fermer les sites et supprimer définitivement leurs contenus.
Bien sûr, cela ne serait effectif que contres les personnes se trouvant en France ou les sites hébergés en France, ce qui n’aurait concrètement pas beaucoup d’effectivité. Pourtant, il est vrai que leurs actions en ligne sont une infraction, abus de la liberté d’expression par un contenu illicite contraire aux bonnes mœurs.
La meilleure solution reste celle qui se rapproche le plus du but recherché, à savoir la protection des enfants. Le but est qu’ils ne tombent pas sur ce genre de sites, ni que leurs images soient utilisées à ces fins illicites (images qu’ils auraient donné à un correspondant se faisant passer par un ami).
Défini dans ces termes, il apparaît clairement que ce but peut s’appliquer à n’importe quel média : la télévision, le téléphone, les journaux pornographiques… Dans ces autres cas, c’est aux parents de jouer le rôle de protecteurs, c’est à eux de vérifier que leurs enfants ne tombent pas sur ce genres de documents, n’en achètent pas, ne donnent pas leurs photos à des inconnus…
Il s’agit de la responsabilité parentale qui leur est dévolue par la loi. Pourquoi en serait-il autrement sur Internet ? Selon quelle logique ? Certains parents contrôlent ce que font leurs enfants sur Internet, d’autres mettent en place un contrôle parental technique efficace.
Si un petit génie peut échapper au contrôle technique, aux parents de vérifier conrètement ce que fait leur enfant devant l’ordinateur.
Quant à la vie privée des enfants vis-à-vis de leurs parents, pourquoi l’invoquer devant l’ordinateur pour justifier un filtrage qui permettrait aux parents de ne pas y contrevenir, et pourquoi ne pas l’invoquer dans les achats de journaux, les sorties à l’âge de 10 ans, les photos que l’on donne aux inconnus dans la rue… ?
RWW :Comment concilier respect de la liberté d’expression et lutte contre la criminalité en ligne ?
En appliquant ces deux dernières mesures, la liberté d’expression n’est en aucun cas menacée, restreinte, ou atteinte.
RWW : Censurer le téléchargement de fichiers copyrightés peut-il amener à une atteinte à la liberté d’expression ?
Ce n’est pas la censure du téléchargement de fichiers copyrightés qui pose problème (le copyright est une notion de droit états-unien qui est beaucoup plus étroite que la conception française des droits d’auteurs).
Ces fichiers piratés sont des contrefaçons que la loi interdit, il s’agit d’une infraction qui n’a rien à voir avec la liberté d’expression. C’est la méthode pour les rechercher en ligne et rechercher leurs auteurs, ainsi que la sanction qui pose problème.
Nous avons mis en ligne une note du Comité juridique de RSF sur la question, montrant dans quelle mesure la loi HADOPI portait atteinte à la liberté d’expression en ligne (http://www.rsf.org/Il-faut-etre-extremement-vigilant.html).
C’est surtout la sanction (coupure d’Internet) qui pose problème. C’est la suppression d’un mode de communication, qui concrètement a remplacé pour beaucoup la télévision, les journaux et la radio. Beaucoup n’ont plus aucun des trois et se contentent d’Internet pour consulter les nouvelles des journaux en ligne (à défaut de ne pouvoir acheter tous les journaux qu’ils voudraient avoir), et pour écouter la radio en ligne ou voir les retransmissions vidéos de certaines chaînes (à défaut d’avoir plusieurs instruments multimédia, sans parler des zones groupées).
Ainsi, supprimer ce mode de communication revient à supprimer la liberté d’expression. Il est incompréhensible que cette sanction soit prévue, qu’une atteinte à la liberté d’expression soit prévue sans juge, de manière très floue, et pour une infraction qui n’a pas forcément de lien avec la liberté d’expression.
RWW : Le copyright est il parfois un frein à la liberté d’expression ?
La liberté d’expression est certes une liberté un peu particulière, mais comme toutes les autres elle a des limites, préalablement définies par la loi. Ces limites ont pour but de protéger d’autres droits.
En ce qui concerne la contrefaçon, ce n’est pas un délit propre à la liberté d’expression. Télécharger illégalement, donner un fichier piraté, ou le vendre peut être fait matériellement (donner de main à main un CD contrefait) comme virtuellement (envoyer le fichier piraté d’un film). C’est un délit qui a pour but de protéger le droit de propriété d’une personne.
Ainsi, il faut opérer une conciliation entre ce droit légitime de propriété et le droit légitime de s’exprimer. Donc oui, les droits d’auteur peuvent être un frein à la liberté d’expression, mais ce n’est pas exclusif de cette liberté. Enfin, ce n’est pas un frein illégitime : il est logique d’empêcher que quelqu’un prenne une photo de la maison d’un architecte et la rende publique si celui-ci ne le souhaite pas.
Ce n’est pas une atteinte illégitime à la liberté d’expression qui continue de pouvoir être exercée par le photographe par un autre moyen ou pour une autre maison.
RWW : Comment concilier droits d’auteur et liberté d’expression ?
Pour répondre à la dernière question, il existe déjà le droit de la propriété intellectuelle pour protéger les droits d’auteur dans tous les cas imaginables, et ce droit s’applique à tous les modes de communication, même Internet. De même, il existe déjà un droit de la liberté d’expression pour la limiter à la protection d’autres droits comme les droits d’auteur, même sur Internet.
Ces deux ensembles de règles protègent déjà efficacement contre les atteintes à chacun de ces droits, par la répression de celles-ci. Au niveau de la répression et de la protection de ces droits, il n’y a donc pas lieu à une nouvelle loi. Toute autre loi serait superflue et doit juridiquement être écartée si elle n’est pas nécessaire et apporte une atteinte injustifée ou disproportionnée à une liberté.
La seule raison qui explique l’adoption d’une autre loi est la volonté politique de donner l’illusion ponctuelle que le gouvernement actuel agit juridiquement pour protéger les droits d’auteur, source de nombreux gains.
En réalité, ces nouvelles lois ne protègent pas plus qu’avant, pour ne pas dire qu’elles ne protègent en réalité absolument rien. Elles portent cependant atteinte à d’autres libertés, ce qui est inévitable lorsque la loi est inadaptée et non nécessaire.
RWW : L’abandon, ou tout du moins le fait que l’amendement 138 du Paquet Télécom ait été en partie vidé de sa substance est-il un signe que l’Europe recule en terme de libertés ?
Pour ce qui est de l’Union européenne, la réponse est toujours oui. En effet, l’Union européenne avait à l’origine pour but d’améliorer les rapports commerciaux et de faciliter les échanges économiques, les transports de biens et de marchandises au sein des frontières européennes.
Elle n’avait pas pour but de s’occuper d’affaires relatives aux droits de l’Homme. Au fur et à mesure, les affaires économiques ont soulevé des questions relatives aux personnes et à leurs droits (circulation des personnes, de leurs familles, question de nationalité, droit à la protection sociale…).
L’Union européenne se rapprochant autour de concepts identiques, la CJCE a décidé d’incorporer au sein du droit communautaire des principes relatifs aux droits de l’Homme en les tirant des traditions constitutionnelles communes d’où sont tirées, comme base, les principes du droit communautaire. Elle ne peut se référer à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDHLF) car elle ne fait pas partie de son ordre juridique. Si elle le faisait, cela reviendrait pour elle à se soumettre à la supériorité hiérarchique de la CEDH en la matière, ce qu’elle refuse.
Ainsi, les droits de l’homme ont irrigué petit à petit le droit de l’Union européenne, de telle manière qu’ils sont pratiquement identiques à ceux de la CESDHLF. Des normes ont été également édictées en ce sens (article 6 du Traité de Maastricht de 1992 établissant l’Union européenne).
Mais depuis un certain temps, le droit communautaire se préoccupe de moins en moins des libertés fondamentales et fait passer les intérêts économiques devant. C’est le cas de l’amendement 138, qui édictait un principe à la base des libertés fondamentales et du droit : la présence du juge pour limiter les libertés. Il est donc surprenant que cette exigence n’apparaisse plus comme une obligation. Cela n’aurait pas posé de problèmes si la disposition n’avait jamais été énoncée : l’exigence du juge dans les restrictions aux libertés fondamentales est un principe fondamental commun aux traditions constitutionnelles des Etats membres, donc peu importait qu’il soit précisé par l’UE.
Mais le fait d’en parler pour au final le supprimer lance un étrange message : celui de s’éloigner des principes fondamentaux dans une démocratie protectrice des droits de l’homme. De même, concernant la neutralité du net, il aurait suffi d’énoncer un principe d’égalité dans le Paquet Télécom pour protéger efficacement les internautes contre les discriminations de contenus.
Là encore, le principe de non discrimination est inscrit dans les constitutions des Etats membres, et s’applique à la liberté d’expression indifférement des médias. Mais pourquoi attendre que les dommages soient causés pour venir les protéger ?
L’Union européenne semble se désintéresser de ces problèmes cruciaux pour les droits fondamentaux.
Il reste l’ordre juridique européen auquel les Etats membres de l’UE ont adhéré par la ratification de la CESDHLF au sein du Conseil de l’Europe. Ils y sont donc soumis. Et la Cour Européenne des Droits de l’Homme protège la liberté d’expression en respectant l’exigence du juge et le principe d’égalité. Toutefois, la CEDH respecte parfois un certain consensus, ou l’absence de consensus pour ne pas protéger telle liberté selon telles circonstances, contre tel autre droit.
Qui sait comment la CEDH réagira à l’avenir si les Etats reculent sur la liberté d’expression ?
L’espoir repose sur la CEDH.
RWW : Certaines entreprises, qui reçoivent un écho favorable chez quelques politiques, prônent l’interdiction de l’anonymat en ligne, quelle est votre réaction face à une telle position ? En quoi est-ce une menace pour la liberté d’expression, en France et ailleurs ?
Ces entreprises défendent leurs intérêts sans réelle considération de principes plus importants.
Il est vrai qu’une personne qui s’exprime par d’autres médias est identifiée (présentation du nom, de sa fonction) ou du moins identifiable (visage non caché, voix non cachée).
Si l’on suit un raisonnement logique, Internet est un média comme un autre et devrait avoir les mêmes possibilités d’identification. Mais de la même manière que dans les autres médias, l’anonymat est un droit auquel chacun peut prétendre : on peut exiger que sa tête soit flouée, cachée, sa voix modifiée, son nom non divulgué…
Il faut souligner également qu’Internet est aussi un mode de communication privée (mails, réseaux sociaux), d’achats en ligne, de vote, de sondage… Autant d’activités qui, dans le monde réel, requièrent aussi l’anonymat pour le grand public, par définition de la communication privée.
De même, la consultation d’un site équivaut à l’achat d’un journal pour lequel il n’est pas requis de donner son nom et adresse ! Pourquoi l’exiger sur Internet ?
Sur Internet, tout un chacun peut donc décider librement de se rendre public ou de garder son anonymat. Il n’y pas de raison de vouloir « fliquer » Internet plus qu’un autre média.
Les dangers ne sont pas plus grands qu’un autre mode de communication et la traçabilité des criminels pas plus difficile : un réseau d’amis qui s’envoient des lettres papiers pour se retrouver et s’échanger des vidéos pédopornographiques est bien plus difficile à découvrir qu’un réseau Internet.
Les couriers ne sont pas ouverts par la Poste, et la police ne peut les soupçonner sans de bonnes raisons (casiers judiciaires, preuves, flagrant délit ou témoignage probant et non délatoire). Ce n’est pas écrit sur la tête des criminels qu’ils le sont, alors que sur Internet, virtuellement si ! Encore faut-il trouver les bons informaticiens pour les repérer…
Ainsi, vouloir interdire le droit à l’anonymat est contraire à la liberté d’expression. Les gens qui ont trouvé le moyen de s’exprimer sans avoir à devenir public n’auraient plus de quoi s’exprimer. Pourquoi ne vouloir donner le droit de s’exprimer et de s’informer qu’aux personnes qui acceptent de se rendre publiques au monde entier ?
Et surtout, qui contrôlerait et vérifierait de telles identifications ? Cela pose le problème des données confidentielles qui posent déjà de grandes difficultés.
RWW : Quelle est votre réaction face à l’ « éducation aux média » et les propositions de watermarking et de filtrage des contenus proposé par Nadine Morano ?
Seule les propositions n°5 et 8 méritent une certaine réflexion, pour former les gens à mieux utiliser Internet.
Le « watermarking » est effectivement dangereux pour les sites qui ne diffusent pas que des fichiers piratés ou à tendance érotique (youtube avec un clip un peu sexy par exemple).
RWW : Hadopi a fait émerger une forme de conscience politique au sein de, si ce n’est internet, du moins, la bloggosphère, et a donné lieu à un bras de fer où le gouvernement est passé en force. Les suites ont été l’affaire Mitterrand, et l’affaire #jeansarkozypartout, où le gouvernement a cédé face à la pression du web, cette fois-ci relayé par les média, assiste-t-on aux suites de ce bras de fer ? Avez vous connaissance de situations similaires dans le monde ?
Oui, bien entendu, en Corée du Sud, plusieurs affaires, notamment celle de l’importation de bœuf américain ont provoqué une mobilisation incroyable sur Internet, de même en Chine, malgré la censure, des blogueurs ont réussi à faire reculer les autorités sur certaines décisions abusives. Chaque pays connaît ce genre de mobilisation, aujourd’hui, en Indonésie, par exemple, pour défendre des juges anti corruption.
RWW : La presse n’a quasiment pas relayé le débat Hadopi qui faisait rage dans la bloggosphère entre octobre 2008 et mars 2009, pour ensuite tenter de faire passer l’affaire Mitterrand pour un coup du FN en étouffant clairement le rôle des activistes anti hadopi, avant de finalement relayer le buzz jeansarkozypartout : comment analysez vous ce retournement ?
Les journalistes de la presse traditionnelle ne peuvent plus ignorer ce qui se passe sur Internet.
Soit ils suivent, soit ils prennent le contre pied, mais Internet impose de plus en plus souvent l’agenda, pour le meilleur comme pour le pire.
Sur Hadopi, il est probable que beaucoup de journalistes étaient favorables à la loi car ils n’avaient pas mesuré l’impact sur l’internaute et que les milieux culturels y sont favorables.
L’affaire Jean Sarkozy est différente car personne ne pouvait vraiment être « pour » et que Sarkozy fait vendre.
RWW : Peut on parler de la bloggosphère, un terme flou et impropre, certes, comme d’un 5e pouvoir ?
Il est déjà possible de parler de la bloggosphère comme de l’ensemble des internautes qui s’expriment dans la sphère virtuelle.
Il est évident qu’elle est amenée à devenir un contre-pouvoir. Internet est devenu le meilleur moyen pour la totalité de la population, de tous les âges, de tous les genres et de toutes les couches sociales, de s’exprimer sur la politique et la société en temps réel.
Auparavant, la population ne pouvait s’exprimer, ne pouvait décrire son opinion réelle, que par les élections ou quelques rares sondages.
Aujourd’hui, elle peut enfin dire quand elle le veut son désaccord de telles politiques, sa déception face à un élu contre lequel ils ne peuvent rien faire avant le prochain vote…
C’est la définition première de la liberté d’expression : parler, donner son opinion publiquement quand on en a envie, à qui on veut, sur qui on veut.
La démocratie est bien plus concrète et effective lorsque les députés doivent faire face à la véritable expression générale telle qu’entendue par Rousseau.
Les gouvernements et la classe politique ne peuvent plus ignorer les voix de l’ensemble de leurs électeurs, de la population derrière eux, et parfois de leurs clients. Lorsqu’on « n’entendait » pas les gens s’exprimer, on pouvait encore prétendre qu’ils ne se plaignaient pas ou ne critiquaient pas ou ne pensaient rien de spécial.
Maintenant qu’on les « entend » avec une telle force, on ne peut pas faire semblant de ne rien entendre et ignorer ce qu’ils disent, la bloggosphère est forcément à prendre en considération. C’est la population qui s’exprime par Internet, tout simplement.
Il s’agit d’une telle masse, comparé au gouvernement, qu’on peut vraiment parler d’un cinquième pouvoir.
Il faut espérer que la bloggosphère prendra encore plus de poids pour influencer la vie de la population de qui elle émane en appelant toujours à plus de liberté d’expression.
RWW : Au delà du problème ponctuel entre le gouvernement Français et ce qui fait office d’opinion publique sur internet, pensez-vous que nous voyons là une tendance de fond, une réduction des libertés, ou un bridage d’un potentiel, qui sera poursuivi par les futurs dirigeants du pays, ou peut-on espérer un retournement lors d’une alternance à venir ?
Difficile de prévoir le futur sur ce sujet, mais nous espérons que les internautes et le secteur de l’Internet en général seront capables d’aller plus vite que les tentatives de « contrôle », même si cette idée n’est pas vraiment une réalité en France.
Les hommes politiques, notamment conservateurs, n’aiment pas Internet car l’information y va très vite et qu’ils n’ont pas la même proximité culturelle et sociale avec les meneurs sur Internet qu’avec les journalistes traditionnels.
RWW : Voit on se dessiner dans le virtuel un monde bipolaire, tout comme nous avions au siècle dernier deux blocs, avec les pays qui veulent réguler, contrôler et censurer internet d’un coté et les partisans de la liberté de l’autre ?
Oui, et nous espérons que tous les pays démocratiques, notamment la France, seront résolument du côté d’un modèle ouvert. Le lobbying de certains pays, notamment la Chine, sur les questions d’Internet au sein des instances onusiennes est très dangereux.
RWW : Retrouve-t-on, dans d’autres pays, ce type de relations conflictuelles entre un gouvernement et internet ?
Oui, en Chine ou en Iran.
RWW : Existe-t-il d’autres pays dans le monde où l’opinion publique/la bloggosphère a obtenu la tête d’un ministre et mis un gouvernement dans une telle situation de jouer la force ?
Oui beaucoup, même en Chine. En Corée du Sud, Ohmynews a porté l’alternance politique. Aux Etats-Unis, Internet fait en partie les présidents. En Malaisie, l’ancien premier ministre a été contraint à la démission après une campagne d’opinion très forte sur Internet.
En Chine, le projet Green Dam, de filtres installés au sein des ordinateurs, a été annulé en raison d’une mobilisation rapide et efficace sur Internet.